Fuites de méthane, la plaie de la transition maritime au GNL
Au moment où CMA CGM lance son porte-conteneurs géant propulsé au GNL (Gaz Naturel Liquéfié) et où la Royal Caribbean met à l’eau le plus grand paquebot au monde, lui aussi mû au GNL, une mise au point s’impose : malgré son développement, le GNL n’est pas (pour l’instant) la solution miracle à la transition énergétique et écologique dans le monde maritime.
En tête des inconvénients et des freins, le « méthane slip », ou « fuites de méthane ». Le méthane : un puissant gaz à effet de serre qui, lorsqu’il n’est pas complètement brûlé dans les moteurs et s’échappe librement, peut ruiner le bilan climatique du GNL.
Bilan de la situation.
>> Voir aussi : Le 6ème Rapport du GIEC en points clés
Le GNL, un gaz de transition ?
L’utilisation du gaz naturel liquéfié (GNL) comme carburant marin connaît une croissance rapide, doublant de 2,2 millions de tonnes (Mt) en 2018 à 4,4 Mt en 2022 pour les navires déclarant au système de surveillance, de rapport et de vérification de l’Union Européenne (données ICCT 2024).
On ne découvre pas pour autant les problèmes liés au GNL. On sait depuis plus de dix ans que les navires propulsés au GNL ont un moins bon bilan climatique que ceux au fioul lourd (HFO) dès que leurs émissions de méthane sont 2% supérieures, voir notamment cette étude suédoise de référence (Department of Shipping and Marine Technology, University of Gothenburg), datant de 2011.
On parle d’émissions / fuites de méthane sur tout le cycle de vie : production, transport et utilisation à bord. Autant dire que +2%, c’est vite arrivé. Surtout avec du GNL qui contient jusqu’à 95% de méthane. Selon l’ONG Transport & Environment (T&E), qui a traqué les fuites de gaz des navires GNL via caméra infrarouge, l’immense majorité d’entre eux émettent des « nuages » de méthane, voir la vidéo très claire réalisée sur site.
Pourtant c’est désormais une rengaine : le GNL est présenté comme LE carburant de transition dans le domaine maritime. Nous le disions en introduction, qu’il s’agisse de porte-conteneurs ou de paquebots de croisière (comme l’Icon of the Seas, un navire pouvant embarquer 7600 passagers, accusant plus de 365 m de long et consommant jusqu’à 175 000 litres de carburant par jour), les armateurs et croisiéristes n’hésitent pas à proposer ces bâtiments comme des « solutions vertes » au transport maritime.
Un navire de la classe des paquebots géants, de plus en plus souvent propulsés au GNL (image : source creative commons).
Passons en revue quelque unes des données et analyses les plus récentes.
>> Voir aussi : Transport à la voile : pas que du CO2 en moins
Le « methane slip », un problème toujours bien réel
Dans un article récent (janvier 2024) « Décarbonation des navires : le Methane Slip, un vrai problème », Pierre-Yves Larrieu, Consultant Conseil & Expertise Maritime, recense les données utiles et les voix qui comptent, dont notamment :
Valérie Masson-Delmotte, scientifique de renom et coautrice d’une partie du dernier rapport du GIEC, alerte dans une dépêche AFP du 29/01/2024 : « L’enjeu ce sont également les émissions fugitives de méthane: le méthane, gaz à effet de serre puissant, va avoir, selon le taux de fuites, que ce soit à la production mais aussi à la distribution dans des réseaux de gaz mal entretenus ou vétustes, une pénalité climat qui peut être extrêmement importante et saper le bénéfice d’une conversion du charbon vers le gaz. Donc cet aspect-là, il est critique ».
Robert W. Howarth, biogéochimiste et scientifique environnemental américain, professeur d’écologie et de biologie évolutive à l’Université Cornell (USA) a publié le 22/01/2024 un article relatif à l’empreinte carbone du LNG exporté à partir des USA (Gaz de schiste pour l’essentiel). Et il conclut que, en utilisant le potentiel de réchauffement global GWP20 (le potentiel à 20 ans – GWP20 – du méthane est de 80, à comparer avec son potentiel à 100 ans – GWP100 – qui est de 27,8), le GNL a toujours une empreinte carbone très forte, même supérieure au charbon.
Mais surtout, un rapport d’étude de l’ICCT (étude FUMES) paru le 24/01/2024 met en évidence des émissions de méthane moyennes dans le secteur maritime probablement bien supérieures aux valeurs par défaut, au moins pour les moteurs 4Temps Dual Fuel et Otto, retenues par les réglementations OMI et UE, voir graphe ci-dessous.
Evaluation des fuites de méthane pour les navires équipés de moteurs LPDF à 2 temps et de moteurs auxiliaires LPDF à 4 temps (L2L4) ainsi que pour les navires équipés uniquement de moteurs LPDF à 4 temps (L4).
Cette étude propose également des recommandations qui permettraient de s’assurer de la maîtrise effective, et non pas supposée ou espérée, des émissions de méthane :
- « Les décideurs politiques de l’UE et de l’OMI devraient envisager d’augmenter la valeur de fuite de méthane par défaut pour les moteurs LPDF 4 temps de 3,1 % (UE) ou 3,5 % (OMI) à au moins 6 %.
- Les procédures de certification des moteurs inférieures aux valeurs de fuite de méthane par défaut doivent être soigneusement conçues pour garantir qu’elles reflètent les opérations du monde réel.
- Les décideurs politiques de l’UE devraient envisager d’exiger que les navires alimentés au GNL se branchent à l’alimentation électrique à quai ou éliminent d’une autre manière leurs émissions à quai.
- Les décideurs politiques de l’UE devraient envisager d’exiger la surveillance, la déclaration et la vérification des émissions de méthane aux points de stockage et de ravitaillement de GNL.
- Les décideurs politiques de l’OMI devraient envisager d’ajouter un point de test à faible charge à tous les cycles de test de certification des émissions des moteurs. »
>> Voir aussi : Véhicules électriques : une solution perçue comme une menace
Net Zéro et GNL, des trajectoires liées
Malgré ces réserves majeures, concernant l’utilisation du GNL pour décarboner le secteur maritime, l’analyse des trajectoires Net Zéro pour 2050 dans le transport maritime est on ne peut plus simple: tout dépend du GNL, de sa production, de son déploiement.
Il existe bien quelques leviers faisant intervenir des motorisations spécifiques (nouvelles ou optimisées), mais l’essentiel concerne la mise à disposition de toute une chaîne de carburants alternatifs basés sur le GNL (BioGNL, GNL synthétique), voir par exemple les travaux et hypothèses réalisées par Isuu sur le sujet.
On comprend mieux, dès lors, cette appellation de « gaz de transition » dont a hérité le GNL ainsi que l’obstination actuelle à le promouvoir dans tous les compartiments du secteur maritime.
Chemin vers le Net Zero dans le transport maritime, avec le GNL au coeur des dispositifs (Issuu, web site, 2024).
>> Voir aussi : Industrie aéronautique: des émissions et des inégalités
En conclusion
Finalement, toujours selon T&E, 80% des quelques 400 navires propulsés au GNL (un millier à la fin de la décennie) auraient à l’heure actuelle un bilan climatique encore plus mauvais que les navires traditionnels.
C’est dur à dire, et surtout cela ne colle pas avec l’image que l’on veut leur donner, mais actuellement, les navires au GNL, au niveau climatique au mieux ça ne sert à rien. Et au pire ça dégrade la situation, tout en laissant croire le contraire.
L’exacte définition du greenwashing en quelque sorte.
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